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Je ne dors que dans mon lit !
Laurence Piera – Juin 2023
Classement :
1er Prix Catégorie Adultes
Prix Spécial des Collégiens
Thème imposé. Continuer l’histoire :
« Je n’irai pas à ce voyage scolaire, je déclare le soir au dîner.
Je me ferais arracher la langue plutôt que de l’avouer à quiconque dans ma classe, mais je suis incapable de dormir loin de mes parents. Je sais, à mon âge, ça craint. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé. Tentatives de vacances chez mes grands-parents, mes cousins, en colo. Et à chaque fois, crise d’angoisse et retour direct à la maison.
« Oh écoute Marius, fais un effort pour une fois ! me lance mon père. Tu ne crois pas que c’est peut-être temps que tu acceptes de grandir ? »
Accepter de grandir ! Je crois bien que je n’ai jamais rien entendu d’aussi stupide. Comme si on avait le choix. Il croit quoi, mon père ? Que si je refusais de grandir, la vie soudain s’arrêterait ?
C’est vraiment du grand n’importe quoi. Je n’y suis pour rien si je les aime autant mes parents. J’ai l’impression que si j’allais dormir ailleurs, ils en profiteraient pour mourir et disparaître définitivement. Je sais, c’est complètement idiot. Mais je n’arrive pas à me contrôler. Je veux juste dormir dans mon lit, dans leur maison, ma maison, et me réveiller au petit matin à côté de ma maman et de mon papa.
Peut-être que c’est à cause de mes parents tout ça, d’ailleurs ? Ils n’ont eu que moi comme enfant. Ce n’est pas faute de leur avoir demandé un petit frère ou, au pire, une petite sœur. Ils n’ont jamais voulu. Alors je me sens comme condamné à m’occuper d’eux toute ma vie, à prendre soin de leur petite vie et surtout, à ne jamais les abandonner.
Et dans ces conditions s’inclue le fait de ne pas les laisser dormir seuls chez eux. C’est aussi simple que ça !
Au collège, quand ils ont commencé à parler de ce voyage scolaire, j’étais presque excité à l’idée d’aller passer une semaine au bord de la mer. Les photos du gîte de groupe, des plages, les balades à cheval, le surf… c’était vraiment alléchant. Et puis, d’un seul coup, mon euphorie est retombée dans mes chaussettes. Jamais je ne pourrais y aller puisque cela implique que je dorme loin de mes parents. J’ai ressenti comme une douche froide.
Le lendemain avant le début des cours, j’ai vu les élèves qui s’impatientaient et qui commençaient à organiser leur voyage ; les groupes se formaient ; les projets prenaient corps ; les amitiés s’affirmaient. Ils décidaient qui se retrouveraient avec untel ou untel dans le car, dans la chambre, sur la plage… Pour tous les autres, la joie et le bonheur faisaient partie intégrante de ce programme. Pour tous, sauf pour un seul : moi !
Alors que j’étais tout sourire, j’ai commencé à avoir des palpitations, des sueurs froides dans le dos, ma vue s’est brouillée et je n’avais plus de jambes pour me soutenir. J’ai dû m’asseoir sur une chaise en urgence sinon je serais tombé au sol.
Heureusement que Madame Divizion, la professeure de mathématiques, était à côté de moi, sinon, c’était la chute assurée. Elle m’a demandé ce qui m’arrivait mais j’étais bien incapable de lui expliquer. Tu parles ! Je ne me voyais pas lui annoncer la raison pour laquelle je ne pourrais jamais faire de voyage scolaire. Elle se serait moquée de moi. Je n’ai jamais aimé les math’ de toute façon !
Puis le mardi de la semaine suivante, le proviseur est venu dans notre classe, accompagné de Monsieur Dicot, le professeur de français, pour annoncer la grande nouvelle du fameux voyage scolaire. Nous faisions partie des trois classes qui participeraient à ce séjour. Tu parles d’une aubaine. Comme l’a indignement souligné le proviseur « Il est tout à fait judicieux que les élèves de la classe de SVT de Monsieur Pissenlit fassent partie de ce périple ». Le glas venait de sonner dans ma tête !
J’ai essayé à plusieurs reprises d’en parler avec ma mère le soir venu mais je n’ai pas réussi à sortir à un seul mot. Et je sais bien pourquoi ! Elle se serait moquée de moi, elle aussi. Alors je n’ai rien dit. Je ruminais dans ma chambre en cherchant mille prétextes pour échapper à ce fameux voyage.
Au bout d’un semaine, je devais crever l’abcès. C’était un mercredi soir. Je suis descendu de ma chambre pour le dîner, j’ai dit bonjour à mon père qui venait de rentrer du jardin et je me suis installé sur ma chaise, face à mon assiette qui sentait bon le velouté de légumes fait maison. J’ai commencé à manger et je me suis préparé mentalement pour annoncer ma grande décision à mes parents. C’est entre le fromage et le dessert que j’ai eu le courage de prendre la parole : « Je n’irai pas à ce voyage scolaire ! ».
Mes parents se sont regardés, exaspérés, affligés et déçus puis mon père à commencer à élever la voix. Il m’a fait le grand jeu du « fais un effort » et « il est temps de grandir », et tout le tintouin. Il m’a dit que je ne deviendrais jamais un homme si je continuais à me comporter comme un petit enfant. Mais qu’en savait-il, lui, de mon envie de devenir un homme ? Je suis très bien comme ça et je n’ai pas envie que ça change : je me lève le matin pour aller à l’école ; je déjeune à la cantine, je reste en classe toute la journée et le soir avant le souper, je me repasse les leçons de la journée. Je ne vois pas pourquoi je voudrais que ça change, moi !
Non, décidément, je n’irai pas à ce voyage scolaire. Ma décision était prise. Personne ne me ferait changer d’avis. J’ai ressassé la situation tout le weekend, j’en ai parlé une dernière fois avec mon père et ma mère. Je ne reviendrai pas là-dessus. Puisque mon père me dit qu’il faut que je grandisse, je vais lui prouver que je suis capable de prendre une décision. Cela ne lui fera pas plaisir mais tant pis, quand je dis non, c’est non !
Dès le lundi matin, je suis allé frapper à la porte du proviseur. Il m’a dit d‘entrer et je me suis assis en face de lui. Je n’en menais pas large. Mais il fallait bien éclaircir la situation et l’informer de ma décision. J’ai commencé à exposer mes raisons, en expliquant que mes parents ne souhaitaient pas que je m’absente de la maison plus d’une journée ; qu’ils n’étaient plus tout jeunes et que ma présence à leurs côtés était fortement recommandée.
Il m’a dit « je comprends bien votre argumentaire mais cela est fâchant tout de même. Nous avons besoin de vous, comme des autres d’ailleurs, pour mener à bien ce projet. A moins que vous ne trouviez une personne pour vous remplacer, il va être difficile de se passer de vous, mon garçon ». Il me prenait par les sentiments, je n’allais pas me laisser piéger. J’ai respiré un grand coup et j’ai confirmé mon choix. Je n’irai pas à ce voyage scolaire mais je ferai en sorte de trouver un remplaçant.
Le proviseur s’est levé et il m’a raccompagné jusqu’à la porte de son bureau. En me donnant une petite tape dans le dos, il m’a glissé « je sais que vous ne me laisserez pas tomber. Je compte sur vous, Monsieur Pissenlit pour trouver une solution satisfaisante. Allez rejoindre vos élèves et passez une bonne journée ».
Voilà, j’avais prouvé que j’étais un homme. A 26 ans, j’étais capable de prendre une décision et d’aller à l’encontre de ma direction. Mon père et ma mère allaient être fiers de moi. Et nous pourrons tous les trois dormir sur nos deux oreilles éternellement !
Quelles qu’en soient les raisons, je ne dors que dans mon lit !
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